La déliquescence d'Haïti se déduit-elle d'un pacte avec le Diable ?

Publié le par Kenya Suwedi

En mai 2009, le journal haïtien Le Nouvelliste publiait l’interview d’un pasteur de Port-au-Prince, le ci-devant Révérend Grégory Toussaint, dont voici un extrait :

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Le Nouvelliste (LN) : C'est un plaisir pour nous de vous rencontrer à nouveau, Pasteur Grégory Toussaint. Mais c'est aussi avec une grande inquiétude dans la mesure où nous nous posons des questions sur le mobile de l'initiative du « dechoukaj de Jezabel ». Pourquoi voulez-vous déraciner cet esprit ?

Gregory Toussaint (GT) : Je veux dire que la réponse à cette question situe ma pensée du point de vue théologique et philosophique. Pour moi, la Bible est l'ultime source de vérité. Toutes les expériences fournissent un cadre pour interpréter l'existence. En ce sens, la Bible nous parle de deux genres d'esprits. Il y en a qui servent Dieu, des anges, et d'autres qui se sont rebellés contre Dieu qu'on appelle les démons. Quand on regarde les caractéristiques de Jezabel, cette dernière tombe dans la catégorie des démons. C'est la raison théologique de ma démarche.

Il y a aussi des raisons patriotiques. Cet esprit est, en quelque sorte, responsable des maux de notre pays. Nous savons que Roger Dorsainville rapporte la cérémonie du Bois-Caiman survenue dans la nuit du 14 au 15 août 1791. Il nous rappelle que c'est un hougan nommé Boukman et une prêtresse appelée Cécile Fatima qui présidaient cette cérémonie. Un auteur américain dans son livre intitulé « Notre Dame de la Lutte des classes » nous dit que Cécile Fatima était possédée par Erzulie Dantor au moment de la cérémonie. Elle avait pris un cochon noir qu'elle égorgeait par la suite. Puis, elle avait laissé le sang de la bête tomber dans un récipient. Elle en donna à boire aux assistants qui seraient les pionniers de la Nation. Dans le monde oriental, c'est ce qu'on appelle un « pacte de sang. » Ce pacte a une valeur éternelle (…). Ce qui veut dire, au moment où Cécile Fatima donna du sang à boire aux ancêtres, ce ne fut pas avec elle que l'alliance a été conclue. Mais avec l'esprit qui la chevauchait, c'est-à-dire Erzulie Dantor. Donc, cette nuit-là, la Nation entière, par le truchement des ancêtres, avait conclu un pacte éternel avec Erzulie. Si Jezabel ou Erzulie Dantor est un démon, et si Haïti avait conclu un pacte avec elle, cela veut dire que notre pays, à l'aube de son histoire, avait fait une alliance avec un démon. Cela explique, en quelque sorte, le mal fondamental de notre pays.

L.N. : Pourquoi liez-vous Jézabel à Erzulie Dantor expressément ?

G.T. : Jezabel est un non biblique pour un esprit, c'est-à-dire un démon, qui s'est manifesté pour la première fois à Babylone. Avec la confusion des langues, les hommes avaient été dispersés dans diverses contrées de la terre et emporté avec eux l'adoration de cet esprit sous différents noms. Ainsi, en Égypte on parvint à le connaître sous le nom d'Isis ; en Chine, comme Shing Moo ; à Rome, comme Venus ; en Grèce, comme Aphrodite ; à Phénicie, comme Astarté ; à Ephèse, comme Artémis.  En Afrique, elle portait plusieurs noms, mais nous retenons quatre : Mami Wata, Yemanja, Oshun et Erzulie. Les Africains retenus chez eux avaient gardé le nom Mami Wata. Durant la période coloniale, ceux qui avaient été transportés au Brésil avaient, eux, gardé le nom Yemanja ; ceux qui avaient été déportés à Cuba gardèrent la dénomination Oshun. Et enfin, ceux qui étaient amenés en Haïti t optèrent pour le nom Erzulie.

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Les déclarations du théologien-philosophe-patriote de Port-au-Prince sont étayées dans un livre : Jezabel mise à nue, où l’homme-Dieu affirme sans nuance que ses ancêtres abolitionnistes auraient pactisé cette nuit d’août 1791 avec un ministre de Satan, Jézabel, « esprit de sensualité qui encourage chez les gens l’impudicité, la prostitution, l’homosexualité, la luxure et l’inceste ». Voilà toute la ligne théologique qui constitue le fond de commerce du « Révérend » Grégory Toussaint. On sait, d'après le récit d'Antoine Delmas (1793) publié plus tard dans l'Histoire de la Révolution de Saint-Domingue, et d'après les mémoires du Général Pierre Benoît Rameau, petit-fils de Cécile Fatiman (et non Fatima), que cette femme qui invoqua Erzulie Dantor lors de la cérémonie du Bois-Caïman était une mambo, mûlatresse, fille d'une africaine de Guinée et d'un prince Corse. Son histoire raconte qu'elle fut vendue, avec sa mère, à Saint-Domingue, et qu'elle avait également deux frères qui disparaîtront après avoir été vendus comme esclaves au Cap-Français. Plus tard, elle épousera Louis-Michel Pierrot (1761-1857), lieutenant de Dessalines et futur Président de la République d'Haïti. Voilà une femme qui vécut une vie pleine et digne de 112 ans, que l'homme-Dieu de Port-au-Prince veut réduire en une sorcière sybilline habitée par un démon, source du mal-être haïtien. De tels procédés rappellent comme à s'y méprendre les procès en hérésie que certains prélats du moyen-âge européen faisaient subir aux femmes. Par un tour de passe-passe habile, Grégory Toussaint réussit à faire de l’évènement fondateur de la République d’Haïti, de la nuit mémorable qui donna naissance à la première république noire, en somme, celle qui ouvrit la voie à l’émancipation des Noirs, une sombre cérémonie satanique où les démons de l’Enfer étaient en vedette. Comment ne pas même y croire ? Tout le monde sait qu’il s’agissait d’une cérémonie vaudou. La diablerie de cette méchante religion d’esclaves Africains était de notoriété publique dans toutes les colonies esclavagistes, n’est-ce pas ?!

 

 

Sans doute, cette même volonté d’enlever à l’abolition de l’esclavage et à la naissance de la première république noire tout son enracinement dans les valeurs spirituelles et traditionnelles africaines décida du choix des mots que Benito Sylvain employa dans le Mémoire de l’Oeuvre de Relèvement social des Noirs qu’il adressa au Pape Pie V le 28 juin 1905. On peut y lire ceci : « La race noire a des liens très étroits avec le Christianisme qui l’a libérée de l’esclavage et l’a relevée de la décadence morale. Au moment de la Naissance du Sauveur, un Noir figurait derrière les Rois Mages prosternés devant le berceau de Bethléem. Le jour de la Crucifixion, ce fut un esclave noir, Simon le Cyrénéen, qui eut l’honneur de porter la Croix rendue si pesante par l’iniquité des hommes. Tandis que, quatorze siècles plus tard, malgré les plus sévères admonitions du Souverain Pontife, les Peuples Chrétiens de l’Occident, envahis par le démon de la cupidité, avaient souillé, par les horreurs de la traite et de l’esclavage, le drapeau sacré du Dieu d’amour et de paix, il arrivait un fait digne d’être rappelé : quelques esclaves noirs, déjà exténués par la fatigue excessive qui leur était imposée le jour, certains d’en être punis le lendemain, faisaient chaque fois jusqu’à dix ou douze kilomètres, la nuit, pour se rendre au Catéchisme, à l’appel des Missionnaires. C’est que la religion catholique n’apportait pas seulement l’espoir aux pauvres âmes vouées à l’accablement, mais elle leur procurait un bénéfice positif en donnant avec le baptême des parrains et des marraines aux êtres sans famille. Refusé de la société humaine, l’esclave trouvait dans le prêtre un confident, un ami, il recevait à l’Autel les honneurs ineffables de l’égalité devant Dieu. Comme il lui était facile d’imaginer une existence meilleure que sa misérable vie présente, il soupirait après le ciel promis à ses vertus, et les paroles de l’Évangile, résonnant comme un écho d’une patrie lointaine, caressaient délicieusement ses rêves vagues de liberté future. L’Église en un mot, constituait en fait pour l’esclave un lieu d’asile et un foyer; c’était le seul petit coin du monde colonial où il put goûter d’un repos et d’un bien-être relatif ».

 

La sainte flatterie n’excuse pas tout. Tout de même, faut-il rappeler que c’est l’Église catholique, par la voix du Pape Nicolas V, promoteur de la tristement célèbre Bulle Romanus Pontifex, qui, dès 1453, favorisa l’intensification du commerce des Noirs de l’Afrique vers les Amériques ? Que dire de l’immanquable Malédiction de Cham et de la fameuse interprétation que propose la plupart des théoriciens du Christianisme ? Doit-on oublier encore que c’est une cérémonie vaudou, religion diabolisée pour son inspiration traditionnelle africaine, et non ce catéchisme soporifique où « les paroles de l’Évangile (…) caressaient délicieusement ses rêves vagues de liberté future » qui habilita le réveil des Noirs à Haïti et, par une heureuse propagation, dans toutes les Indes occidentales ? Doit-on jouer toujours au jeu malsain des fanatismes dévotieux pour justifier l’injustifiable ? Les allégations du théologien-philosophe-patriote de Port-au-Prince s’inscrivent en droite ligne de cette tradition malhonnête, maladive et à rebours qui voit dans l’aboutissement de chaque mouvement africain d’émancipation une gloire rendue à Lucifer et habille toujours du bel habit du Sauveur toutes entreprises d’asservissement, d’aliénation, des âmes « indigènes ». La cérémonie du Bois-Caïman n’est malheureusement pas l’unique dans ce cas.

 

L’Africain-sorcier, l’Africain-démon, fut un thème très populaire dans la littérature chrétienne des siècles derniers. Joseph-Anténor Firmin en parlait déjà en 1885 dans son livre De l’Égalité des races humaines. L’anthropologue Haïtien écrivait : 

« Au type blanc de Jésus sur le front duquel se reflètent l’intelligence calme et sereine, la morale douce et avenante, dont l’ensemble concourt à former je ne sais quel charme de divine beauté, il en fut opposé un autre, ayant tous les contraires de ce qui plaît et attire dans l’image du Sauveur. Le diable est le symbole de la brutalité, de l’esprit de révolte et de la perversité. Pour mettre en relief l’opposition tranchée, profonde, inconciliable, qui existe entre les deux symboles, on pensa naturellement à faire du diable un nègre. De sa large bouche et de ses narines sortaient la flamme et une fumée sulfureuse. Par son noir visage, il ressemblait à un Éthiopien féroce : ses cheveux et sa barbe se hérissaient, tordus comme des serpents; ses yeux rouges comme le feu lançaient des éclairs. Le trait de couleur sous lequel je présente ici Satan, et qui lui font une physionomie bien peu flatteuse, j’en conviens, ne sont pas une fantaisie imaginée pour le besoin de ma thèse, comme on serait tenté de le croire. Je ne fais que reproduire autant qu’il m’a été possible, une description du diable faite par un certain Blasius Melanès, qui vivait, je crois, vers le commencement du Moyen Âge. Son nom, peu cité et même absent dans les meilleurs dictionnaires d’histoire, me fait croire que nous avons affaire à un pseudonyme. (…). Cette image du diable transformé en nègre aux cheveux crépus, aux yeux rouges, aux narines ouvertes comme des forges qui lancent des flammes, à la bouche énorme est devenue la physionomie même sous laquelle les gens du peuple, en Europe, se figurent encore les hommes de race éthiopienne. Aussi quand ils voient un Noir avec des traits plus ou moins réguliers, ils le regardent avec une curiosité qui frise la naïveté ou l’ignorance. Pour eux, le nègre a hérité de la couleur du diable (…). Cette tradition eut la plus malheureuse influence sur l’esprit des Européens ».

 

L’un des traits remarquables de la plupart des leaders historiques du peuple Noir, où qu’ils se soient trouvés, a toujours été la clairvoyance qu’ils affichaient face à la question de la religion dans laquelle la colonisation, la déportation, les avaient trempés. Cela est vrai pour le monde arabo-musulman, cela est vrai aussi pour le monde judéo-chrétien. Joseph-Anténor Firmin, né chrétien par contrecoup, livre une analyse qui n’a rien perdu de sa valeur : « Mais il y a une autre influence paralysante qui frappe le noir dans le fond même de son  être (…), écrit-il. On peut le laisser continuer ses études, cependant ses progrès sont une cause d’irritation pour ses rivaux blancs. Ils sont convaincus que la nature les a doués de qualités supérieures; donc toutes les fois qu’ils se verront devancés, ils ne manqueront aucune occasion de se venger d’un fait qu’ils considèrent comme anormal. Se dressant dans toute la hauteur de la précellence qu’une doctrine absurde et arbitraire a créée en leur faveur, ils accableront le noir intelligent, sinon de mépris, mais de sots dédains et d’amers sarcasmes. Dans toutes ses relations, à chaque heure, à chaque minute, en chaque circonstance, on lui fera sentir la conviction qu’on a de son infériorité ethnique. On l’accablera de tout le poids de la malédiction de Noé. Et le pauvre enfant croit en Dieu; ne se doute guère de l’exégèse filandreuse de la Bible ! J’avoue, pour ma part, que dans ma première jeunesse, je fus constamment aux prises avec les plus pénibles réflexions en lisant cette légende malfaisante qu’on eût bien fait d’effacer de tous les ouvrages destinés à l’enseignement, surtout parmi les peuples noirs. Aussi, ces préoccupations hâtives ont-elles beaucoup contribué à mon affranchissement spirituel. Je n’eus aucune hésitation à rompre avec les croyances théologiques, du jour où mon esprit put enfin concevoir leur triste influence sur la destinée de ma race. Mais il n’en est pas ainsi pour tous mes congénères ».


Il est regrettable que deux siècles plus tard des pasteurs comme Grégory Toussaint, censés conduire à l’éveil et à l’émancipation de leurs compatriotes, contribuent au contraire à les abrutir encore davantage en n’exprimant aucune forme de tempérance vis-à-vis de cette Bible qu’ils jugent inconditionnellement « ultime source de vérité ». Assurément, il y aurait des choses à dire sur les parallèles grossiers que ce personnage du mouvement protestant d’Haïti fait au sujet de Jézabel et des entités comme Isis, Diane ou Yemanja, parallèle qui suggère son incurie en matière d’histoire des religions. Jézabel mise à nue, c’est la bêtise à son meilleur, rien de plus.

 

Kenya SUWEDI

 

 

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