L'homme européen est-il suffisamment entré dans l'histoire?

Publié le par Kenya Suwedi

L’Afrique a-t-elle une histoire ?

Voici une question qui ferait sourire bien des historiens aujourd’hui. Je reconnais que je ne l’aurais moi-même pas abordé s’il n’y avait eu le fameux discours de Dakar prononcé par le président des Français, Nicolas SARKOZY. Ce discours montre que cette question demeure toujours en débat dans certaines académies européennes. « Le drame de l’Afrique, a dit l’ami franc et sincère de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ». De nombreux intellectuels, étonnés par de tels propos, ont pu dire que cette phrase s’inscrivait en droite ligne de la pensée hégélienne et de son argutie qui faisait de l’Afrique un continent anhistorique. Ce fut amplement le cas dans l’œuvre collective intitulée L’Afrique répond à Sarkozy, dans laquelle Théophile OBENGA souligne que: « Le président de la République française (…) a repris à son compte toute l’idéologie occidentale africaniste et raciste. Il n’a corrigé ni Montesquieu, ni Voltaire, ni Hume, ni Kant, ni Hegel en leurs écrits racistes ». Selon le célèbre linguiste Congolais, « le Président s’est fourvoyé en mettant volontairement entre parenthèses les traditions universelles de courtoisie et de l’hospitalité ». Certes, le président des Français n’en n’était pas à son coup d’essai, mais l’argument du racisme suffit-il à expliquer les raisons d’un tel discours ?

Déjà, le 18 mai 1879, lors d’un banquet offert en l’honneur de SCHOELCHER, Victor HUGO déclarait : « (…) Le moment est venu de dire aux quatre nations d’où sort l’histoire moderne, la Grèce, l’Italie, l’Espagne, la France, qu’elles sont toujours là, que leur mission s’est modifiée sans se transformer, qu’elles ont toujours la même situation responsable et souveraine au bord de la Méditerranée, et que, si on leur ajoute un cinquième peuple (…) l’Angleterre, on a, à peu près, tout l’effort de l’antique genre humain vers le travail, qui est le progrès, et vers l’unité, qui est la vie. La Méditerranée est un lac de civilisation; ce n’est certes pas pour rien que la Méditerranée a sur l’un de ses bords le vieil univers et sur l’autre l’univers ignoré, c’est-à-dire d’un côté toute la civilisation et de l’autre toute la barbarie. Le moment est venu de dire à ce groupe illustre de nations : Unissez-vous! Allez au sud. Est-ce que vous ne voyez pas ce barrage? Il est là, devant vous, ce bloc de sable et de cendre, ce monceau inerte et passif qui depuis six mille ans fait obstacle à la marche universelle, ce monstrueux Cham qui arrête Sem par son énormité, l’Afrique. Quelle terre que cette Afrique! L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie elle-même a son histoire; l’Afrique n’a pas d’histoire. Une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe. (…) Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème; l’Europe le résoudra. Allez, Peuples! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. A qui? à personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes. Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. (…) Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. ».

Cette seule déclaration appelle plusieurs remarques. Ainsi, l’Europe serait, suivant la pensée du poète romantique, tout l’effort vers le progrès et la vie, l’Afrique l’univers ignoré, toute la barbarie qui, depuis six mille ans, fait obstacle à la marche universelle ! Nous avons ici le parfait exemple de la mauvaise foi qui caractérise la nature des allégations produites par la plupart des auteurs Européens du dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècle lorsqu'ils dévisaient sur l'Afrique et ses habitants. L’auteur de Bug-Jargal, œuvre présentée à tort comme un réquisitoire contre l’esclavage des Noirs, se trompe étonnamment sur le sens de l’Histoire. L’Afrique, disons-le, fut sans conteste l’originelle matrice de la Vie, du Progrès, de la Civilisation. La Grèce, que Victor HUGO reconnaît comme la première nation civilisée du vieil univers, émergea dans l’histoire, par l’aveu même des auteurs Grecs de l’Antiquité, en tant que colonie africaine. La première dynastie connue de la Grèce continentale fut fondée par Cadmus, un Éthiopien. Crécops, Égyptos, Danaos, des Égyptiens, sont reconnus pour avoir introduit l’agriculture et la métallurgie en Grèce. Erechthée, Égyptien lui aussi, est celui qui réalisa l’unité de l’Attique. Comme le note Cheikh Anta DIOP dans son ouvrage Civilisation ou Barbarie : « L’Égypte (a) été l’institutrice quasi exclusive de la Grèce à toutes les époques, dans la voie de la civilisation (…)». Cette Égypte-là était nègre. Victor HUGO l’ignorait-il ?

Les œuvres philosophiques de Platon, dont la plus célèbre, Timée, bien connu des auteurs Européens du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire des contemporains de l’exilé de Guernesey, aborde la question de l’antériorité des civilisations africaines sur la civilisation grecque. En voici un extrait : « (…) Solon (1) disait que, arrivé chez eux (les Égyptiens), il avait été parfaitement accueilli, qu'il avait interrogé sur les antiquités les prêtres les plus versés dans cette science, et reconnu que ni lui ni personne parmi les Grecs ne savait, pour ainsi parler, le premier mot de ces choses. Un jour, voulant engager les prêtres à s'expliquer sur les antiquités, il entreprit de raconter ce que nous connaissons de plus ancien, (…) Mais l'un des plus vieux entre les prêtres de s'écrier : - Solon, Solon, vous autres Grecs, vous serez toujours des enfants ; il n'y a pas de vieillards en Grèce ! - Que veux-tu dire ? repartit Solon -Vous êtes jeunes par les âmes, répondit le prêtre, car vous ne possédez aucune antique tradition, aucune connaissance blanchie par le temps.(…) Soit chez vous, soit ici, soit dans toute autre contrée connue de nous, il ne s'est rien fait de beau, ou de grand, ou de remarquable en quoi que ce soit, qui n'ait été depuis longtemps consigné par écrit, et ne se soit conservé dans nos temples. Mais chez vous et les autres peuples, à peine l'usage des lettres ou de toutes les choses nécessaires aux États est-il institué, voici que, à de certains intervalles, pareilles à un fléau, des pluies torrentielles viennent fondre sur vous, qui ne laissent survivre que des hommes illettrés et étrangers aux muses ; en sorte que vous recommencez et redevenez jeunes, sans rien savoir des événements de ce pays-ci ou du vôtre qui remontent aux temps anciens. Et certes, ces généalogies que tu viens d'exposer, Solon, ressemblent fort à des contes d'enfants (…) étonné et plein de curiosité, Solon dit qu'il avait prié les prêtres de lui exposer dans toute sa suite et son exactitude l'histoire de ses ancêtres. A quoi le prêtre répondit : - Très volontiers, Solon; je le ferai non seulement par égard pour toi et ta patrie, mais surtout en considération de la déesse qui a pris sous sa protection, élevé et instruit votre ville et la nôtre ».

Lors de son discours d’introduction au Collège de France le 10 mai 1831, Jean-François CHAMPOLLION, contemporain de l’auteur de Notre-Dame de Paris et déchiffreur des hiéroglyphes, déclare : « les introducteurs des premières formes de civilisation, un peu avancées, parmi les peuplades helléniques de l’Argolide et de l’Attique, furent des hommes venus par mer des rivages de l’Égypte; que, dès ce moment l’Égypte devint une école où allèrent s’instruire les législateurs de la Grèce, les réformateurs de son culte, et surtout les Hellènes d’Europe ou d’Asie, qui hâtèrent le développement de la société grecque, en propageant d’abord, par leur exemple, l’étude des sciences, de l’histoire, et de la philosophie. C’est donc par une connaissance approfondie des monuments de l’Égypte, en constatant surtout, par l’évidence des faits, l’antiquité de la civilisation sur les bords du Nil, antérieurement même à l’existence politique des Grecs, et de plus des relations nombreuses avec la Grèce naissante et l’Égypte déjà vieille, que l’on remontera à l’origine des arts de la Grèce, à la source d’une grande partie de ses croyances religieuses et des formes extérieures de son culte ».

Combien sommes-nous à avoir lu le discours prononcé par Ségolène ROYAL à Dakar ? Le tollé soulevé par cette sortie médiatico-politique nous interpelle. Est-ce le pied de nez fait au président des Français ou le propos sur l’antériorité des civilisations africaines qui a fortement irrité une certaine intelligentsia française ? À le lire en intégralité, on peut trouver réductrices les suspicions de démagogie et d’électoralisme proposées par la majeure partie des médias français. Outre les excuses présentées aux Africains dans la suite des « dérapages » sarkozyens, l’ancienne candidate à la présidence française souligne : « (…) les œuvres des historiens Cheikh Anta DIOP du Sénégal et de Joseph KI-ZERBO du Burkina Faso constituent non seulement un sommet de la science, mais aussi un sommet de la lutte pour la liberté. C'est pour cela qu'il était si important de démontrer comme ils l'ont fait que la Grèce ancienne devait tant à l'Égypte ancienne qui elle-même devait beaucoup à l'Afrique. Ils ont montré que les langues africaines permettent le même déploiement de la rationalité humaine que les langues européennes. Il leur a souvent été reproché d'être partisans. En insistant sur leur engagement indépendantiste et panafricain, on a voulu mettre en doute la rigueur scientifique de leurs recherches. Mais aujourd'hui, chaque jour, les découvertes de l'égyptologie valident les thèses de Cheikh Anta DIOP ». Cette déclaration balaie d’un nouveau revers de manche les contre-vérités énoncées par HUGO et sa compagnie sur la question de l’origine de la civilisation en Europe.

Les impressionnantes ruines de Zimbabwé « découvertes » par Karl Mauch en 1871 ont fait l’objet de plusieurs études. Au départ, l’aventurier Allemand affirmait qu’il s’agissait des ruines de la cité biblique d’Ophir d’où il fut extrait l’or offert par la reine de Saba au roi Salomon. Il considérait comme impossible que cette brillante civilisation soit d'essence africaine, ce qui a été démontré depuis. En 1933, dans la région du Kenya et du Tanganyika, Huntingford « découvrit » une civilisation qu’il situa entre le VIIIe et le XVe siècle de notre ère. Il lui donna le nom de civilisation azanienne ainsi que l'on nommait cette région dans l'Antiquité. La région du Lac Tchad, avec les recherches de Théodore Monod, montre les restes d’une civilisation qui s’y est établie pendant plusieurs siècles. De nombreux objets en terre cuite y ont été découverts. En 1935, lorsqu’il effectue des recherches à Engouraka, une région située entre le Kenya et le Tanganyika, Leakey met à jour les ruines d’une ville antique regroupant plus de 6000 maisons. Toutes ces « découvertes » n’excluent pas la remarque de Cornevin au sujet du traitement que certaines missions archéologiques peu scrupuleuses réservaient aux artefacts africains : « On frémit, écrit-il dans Histoire des peuples de l’Afrique noire, on frémit en évoquant le concours providentiel de circonstances qui a fait trouver telle station de masques et au nombre de documents qui ont été perdus ou détruits. C’est essentiellement à la fin du XIXe siècle que le pillage s’est fait en de scandaleuses conditions : quelques cadeaux dérisoires, quelques bouteilles de gin données à des chefs ou des féticheurs et l’explorateur sans scrupule pouvaient emporter des vases ou des masques de toute beauté. En 1895, une société, l’Ancient Ruins Company Limited, se proposait tout bonnement de mettre à sac les ruines de pierres de Rhodésie. Les dégâts de cette édifiante compagnie furent considérables : ses employés cherchaient surtout l’or qui pouvait se trouver dans les objets africains. Il s’ensuit que les objets-supports étaient traités avec le plus total mépris ».

Le peuplement de l’Afrique n’a pas toujours été celui que nous connaissons aujourd’hui. Dans un article paru en 1952 dans La Voix de l’Afrique noire, C.A. DIOP écrivait : « Il s’est produit une véritable irradiation du peuple nègre à partir du bassin du Nil. La configuration démographique actuelle de l’Afrique est différente de ce qu’elle fut autrefois. Les Sérères, les Toucouleurs, les Peuls, les Laobés, les Ashantis, les Yorubas, les Fangs, les Saras, les Batutsi, les Zoulous, les Sohongos et toutes les autres populations du Congo etc, ne sont arrivés qu’au cours des derniers siècles aux endroits où ils se trouvent actuellement. Il y a trois siècles, les Zoulous, en particulier, n’étaient pas encore parvenus au Cap, les Fangs n’avaient pas encore atteint la côte au siècle dernier. Les légendes, les langues, les coutumes, les croyances de toutes ces populations les rattachent à un berceau primitif commun qui est la vallée du Nil : aussi est-ce en surface qu’il faut chercher, dans une certaine mesure, la continuité de notre histoire et non en profondeur sur les lieux d’habitats actuel. Or c’est précisément le contraire de ce que font tous les historiens occidentaux qui ont postulé un mur entre une Égypte de leur imagination et le continent africain ; cette façon de mal poser le problème leur a permis de décréter que l’Afrique n’a pas de passé; ce faisant ils étaient persuadés de pouvoir tuer l’âme de tout un peuple, aussi longtemps que ce dernier resterait victime de leur supercherie et se désintéresserait de la question (…). Le Nègre ignore que ces ancêtres, qui se sont adaptés aux conditions matérielles de la vallée du Nil, sont les plus anciens guides de l’humanité dans la voie de la civilisation; que ce sont eux qui ont crée les Arts, la religion (en particulier le monothéisme), la littérature, les premiers systèmes philosophiques, l’écriture, les sciences exactes (physique, mathématiques, mécanique, astronomie, calendrier…), la médecine, l’architecture, l’agriculture, etc. à une époque où le reste de la Terre (Asie, Europe : Grèce, Rome…) était plongé dans la barbarie. Ignorant les faits historiques qu’on prend soin de lui cacher, ou de déformer avant de les lui enseigner, il en est arrivé à épouser le point de vue que l’enseignement colonialiste a constamment cherché à lui inculquer pour s’assurer de sa docilité : à savoir qu’il n’a pas d’histoire ou de culture comparable à celle de l’Europe, qu’il est fait donc pour obéir et non pour organiser ou assumer des responsabilités. Il en résulte un manque de confiance en soi et en ses propres possibilités, ce qui est fatal à une œuvre aussi positive qu’une lutte de libération nationale. (…) Bien sûr cela ne sera pas facile après tant d’efforts impérialistes pour aliéner notre peuple. Mais nous sommes sûrs du résultat final, car nous sommes sûrs d’avoir réussi à dénoncer la plus monstrueuse falsification de l’histoire de l’humanité, le mensonge le plus éhonté que les historiens modernes, et en particulier les égyptologues, aient cherché à échafauder en liaison avec les nécessités de l’exploitation impérialiste. (…) la tache (des historiens modernes) fut difficile, car il est impossible de prouver le contraire de la vérité. On passa désormais sous silence le témoignage gênant des Anciens, qui furent contemporains des Égyptiens, qui les ont vus en Égypte même lors de leurs voyages et qui ont écrit, unanimement, sans équivoque possible que les Égyptiens étaient des Nègres et que l’Égypte était la terre classique où tous les peuples de la Méditerranée ont puisé les lumières de la civilisation. On ne pouvait que passer sous silence des témoignages aussi formels et aussi contraire aux exigences économiques du moment. Cela ne fut pas suffisant : en dépit de l’ensemble des documents historiques qui témoignent unanimement dans un sens indésirable pour les historiens de l’impérialisme, on postula toute une histoire des origines de la civilisation égyptienne avec des fictions de « Chamites » orientaux, de Libyens, de Libyco-Berbères, Créto-Libyens…autant de notions volontairement nébuleuses sous la plume des spécialistes et dont tout le mystère sera dévoilé (…) ».

Toute idéologie mise à part, comme disait le savant Sénégalais, de tous les continents, l’Afrique possède le passif historique le plus riche, et de très loin le plus complet puisqu’il remonte à l’apparition même de la première humanité sur terre. Alors, l’homme européen est-il suffisamment entré dans l’histoire ? Il faut croire que oui, puisque c’est l’homme africain qui l’y aura poussé.

Kenya SUWEDI

(1) Solon est considéré comme l'inventeur de la démocratie. Il deviendra l'un des sept Sages de la Grèce antique.
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S
<br /> Frangin, tu es un maître de l'Histoire. Très très fort et intéressant.<br /> <br /> <br />
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